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Les traductions du Lys de par le monde

par Marie-Christine Aubin (Collège universitaire Glendon, Université York, Toronto)

 

À ce stade de notre recherche, nous avons pu trouver des versions du Lys dans la vallée dans les 18 langues suivantes : l'allemand, l'anglais, l'arabe, le catalan, le chinois, le coréen, l'espagnol, le finnois, le grec, l'italien, le japonais, le persan, le polonais, le russe, le suédois, le tchèque, le turc et le vietnamien [1]. Trois périodes ressortent comme des périodes de traduction importante : les années 1890-1900, les années soixante (1960 et suivantes) et les années quatre-vingt-dix (1990-2000), l'effet des anniversaires de naissance ou de mort de Balzac jouant peut-être un rôle dans le regain d'intérêt pour l'auteur.

 

Nous ne sommes pas toujours certaine de la date de traduction initiale des textes. Ainsi, nous disposons d'un titre en allemand, publié en 2000 mais nous n'avons pas pu identifier s'il s'agissait d'une réédition d'une ancienne traduction ou d'une nouvelle traduction. Comme souvent malheureusement, dans ce cas particulier, l'auteur de la traduction n'est pas identifié, ce qui ne nous permet pas de savoir quand exactement la traduction a été réalisée ni qui est à l'origine de cette traduction. Est-ce l'éditeur qui a voulu publier le livre et a cherché un traducteur susceptible de réaliser ce travail comme il le souhaitait, ou s'agit-il d'une initiative personnelle du traducteur qui aurait choisi de traduire ce livre parce qu'il lui plaisait? Étant donné que l'activité de traduction n'a été reconnue et étudiée que fort récemment, notamment pour son importance dans la dissémination des connaissances et donc pour le rôle considérable joué par celle-ci dans la propagation des idées et des idéologies de par le monde, il existe encore de nombreuses éditions qui ne font absolument pas mention du traducteur, celui-ci restant « invisible », un phénomène dénoncé par les traductologues modernes comme Lawrence Venuti [2], phénomène auquel les sociétés professionnelles de traducteurs et les organismes internationaux tentent de remédier avec plus ou moins de bonheur. Quand on parle des traductions de Balzac pourtant, comme certaines peuvent avoir été réalisées au XIXe siècle, il n'est pas surprenant de ne pas toujours retrouver les informations pertinentes sur les traducteurs.

 

Le Project Gutenberg, créé d'abord en anglais par Michael Hart de l'Université de l'Illinois, propose depuis les années 2000 un nombre conséquent de traductions des grands classiques. Le Lys dans la vallée s'y trouve dans plusieurs langues : en allemand, dans une traduction de René Schickele datant du début du XXe siècle, publiée en collaboration avec le magazine Der Spiegel; en anglais, dans la version de Katherine Prescott Wormeley dont nous parlons dans un autre article sur ce site; et en langue originale en français. L'accès à ces textes est assez facile et l'on peut les lire soit en ligne, ce qui n'est pas le plus agréable, soit sur une tablette dans les formats les plus communs de livres électroniques. En dehors de ces versions numérisées, il y a encore les traductions chinoises qui sont disponibles en version électronique, ainsi qu'une traduction en catalan et une autre en vietnamien. Les traductions en langues européennes autres que l'anglais, l'allemand et le catalan, ont toutes été publiées ou republiées sous forme de livres, souvent à partir de traductions anciennes.

 

À ce point-ci, nous avons pu identifier 36 traducteurs du Lys, répartis dans dix-huit pays. Ce nombre regroupe les premiers traducteurs de Balzac ayant vécu au XIXe siècle mais cependant identifiés, et les traducteurs récents, toujours en exercice. Il serait intéressant de regrouper ces derniers et de discuter des difficultés auxquelles ils ont dû faire face en traduisant cet ouvrage, à la fois du point de vue des références au vécu personnel de l'auteur, mais aussi des paysages de Touraine et notamment de la flore, si importante dans ce livre, mais pourtant si difficile à interpréter, son sens ne se trouvant pas dans la botanique mais dans une symbolique plus freudienne même qu'artistique. D'après José-Laure Durrande, elle contribue « à la recherche d'une nouvelle langue, la langue cryptée du sexe, à la mesure de la démesure de son objet, ne se prenant qu'au silence et ne célébrant que les "fleurs de l'écritoire", l'amour se réalisant dans son impossibilité, se faisant poème en fleurs. »[3] En effet, défiant les principes du « réalisme balzacien », « [l]es bouquets de Félix n'ont rien à voir avec la vraisemblance, fleurs d'une saison et fleurs d'une autre, fleurs des champs et fleurs exotiques, fleurs à longues tiges et fleurs à queues courtes, fleurs inventées comme l'aphrodise. »[4]

 

Comment traduire un texte de cette nature, où les fleurs de rhétorique deviennent rhétorique en fleurs? où le paysage, certes inspiré par la Touraine, se modifie au gré des sentiments intérieurs? La tâche est certes ardue et requiert à la fois une connaissance du lieu et une sensibilité artistique et poétique à laquelle s'associe une empathie vis-à-vis du narrateur et de l'auteur.

 

À notre connaissance, aucun des traducteurs du Lys n'est venu à Saché pour s'imprégner du lieu d'où a germé l'œuvre de Balzac. René Schickele, par sa proximité géographique, aurait certes pu y venir, puisqu'il est né en Alsace en 1883 alors que l'Alsace était sous domination allemande. De mère francophone, il a travaillé comme journaliste à Paris avant la guerre de 1914. Cherchant, dans cette période troublée entre la France et l'Allemagne, à faire le lien entre la culture française et la culture allemande, il entreprend, avec Otto Flake et Ernst Stadler de traduire les grands auteurs français en allemand [5], dont Balzac. Sa traduction du Lys date de 1910. Les autres traducteurs en revanche vivaient beaucoup plus éloignés de la Touraine et l'on voyageait moins à l'époque où ces traductions ont été réalisées que l'on voyage maintenant. Ellen Marriage est venue en France souvent alors qu'elle traduisait les vingt-cinq volumes qui lui ont été assignés par la maison d'édition Dent. Rien toutefois ne laisse entendre qu'elle ait jamais été en Touraine. Pourtant, en traduisant Illusions perdues, elle avait ressenti le besoin de faire ce qu'elle appelait « son pèlerinage Balzac » au Quartier-Latin, dans les quartiers pauvres autour de la Sorbonne où vivaient ses personnages.[6] Mais cette attirance vers les lieux de La Comédie humaine semble s'être arrêtée à Paris.

 

Sans doute est-il possible de traduire un roman sans jamais se rendre sur le lieu décrit mais il ne fait aucun doute qu'en littérature, cette omission de l'expérience directe nuit considérablement à la transmission du ressenti au lecteur en langue d'arrivée, même si la traduction s'effectue des années, voire des siècles après que le roman a été écrit. L'esprit du lieu ne se transmet tout simplement pas ou donne lieu à diverses interprétations qui en disent plus sur le traducteur que sur l'auteur du texte original, que le traducteur soit « visible » et nommé ou non.

 

Toutes ces traductions ont malgré tout le mérite d'exister et de donner non seulement un aperçu de l'œuvre de Balzac mais aussi une notion de la réception de l'auteur dans le pays d'accueil. C'est grâce à elles que Balzac a pu devenir un auteur universel.

 




[2] Lawrence Venuti, The Translator's Invisibility, Londres, Routledge, 1995.

[3] José-Laure Durrande, « Balzac et la rhétorique en fleurs », Revue des sciences humaines, no 264, Déc. 2001, p.31.

[4] Op. cit., p. 37.

[5] Archives Larousse. Dictionnaire de la littérature. Article Ernst Stadler. En ligne. Site consulté le 16 novembre 2013.

[6] Cité par Margaret Lesser, « Ellen Marriage and the Translation of Balzac ». Translation and Literature, nov. 2012, vol.21, No.3, p. 353.

 

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