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Les traductrices anglophones de Balzac

par Marie-Christine Aubin (Collège universitaire Glendon, Université York, Toronto)

 

En 1992, Donald Adamson écrit dans L'Année balzacienne un article fort intéressant sur « La réception de La Comédie humaine en Grande-Bretagne »[1]. Il y écrit très justement :

 

L'étape initiale de ce processus de longue haleine que fut l'assimilation de Balzac par le public britannique fut une traduction à grande échelle de La Comédie humaine. Cette traduction, en quarante volumes, fut réalisée entre 1895 et 1898 par la maison d'édition J. M. Dent, dont le propriétaire plein d'allant entreprit dix ans plus tard de créer la collection Everyman's Library.[2]

 

L'article de Donald Adamson traite de la réception de Balzac en Grande-Bretagne et, par conséquent, ne s'arrête pas sur le travail de traduction comme tel, mais sa remarque montre combien la traduction est importante à l'étape initiale de la réception d'un auteur dans un pays d'accueil. Il y a la quantité du travail que représente la traduction de La Comédie humaine bien sûr, mais il y a aussi la qualité du travail qui se doit de rendre justice à l'auteur traduit, soit une double tâche et une énorme responsabilité.

 

La traduction de Balzac pour Dent n'a pas été la seule. Un peu avant, vers 1885, la publication des romans de Balzac en anglais avait commencé aux États-Unis pour la maison d'édition Roberts Brothers of Boston. Quarante volumes furent publiés entre 1885 et 1893. La traductrice américaine était Katharine Prescott Wormeley (1830-1908), dont les traductions furent très critiquées, notamment par Henry James qui l'a accusée de « mal interpréter Balzac. »[3] Quoi qu'il en soit, ses traductions étaient populaires auprès du public américain comme l'explique Margaret Lesser dans son article : « Thomas Niles, the head of the Roberts Brothers, was anxious for her to 'go on with Balzac until the public don't want them and there is no sign of that' (letter to Katharine Wormeley dated 11 June, no year given). »[4] Les quarante volumes publiés étaient un choix, réalisé par Katharine Prescott Wormeley, de romans et nouvelles de La Comédie humaine, sans que ces romans soient reliés entre eux de quelque façon à la manière voulue par Balzac en 1842. The Lily of the Valley parut en 1891.

 

En Grande-Bretagne, c'est A. R. Waller, grand admirateur de Balzac et l'un des éditeurs travaillant chez Dent, qui parvint à convaincre son patron de la nécessité de retraduire Balzac en anglais afin de faire justice à l'auteur. Dent accepta à condition de trouver une personne dont les traductions seraient de bonne qualité. Waller trouva Ellen Marriage (1865-1946) dont il connaissait bien la famille, et notamment Ellen qui était une lectrice assidue et s'intéressait aussi à l'écriture. L'entreprise, cette fois, consistait à traduire non pas des romans isolés, mais La Comédie humaine et Ellen Marriage traduisit vingt-cinq volumes entre 1893 et 1898, soit une moyenne de six volumes par an, dont certains étaient signés James Waring.[5] Parmi ces volumes, il y eut The Lily of the Valley, paru en 1898.

 

D'autres traductrices ont été appelées à aider Ellen Marriage qui commençait à s'épuiser : Clara Bell (1834-1927) traduisit treize volumes et Rachel Scott un. Clara Bell était traductrice de profession : elle avait traduit des romans historiques mais aussi un ouvrage non fictif sur l'Égypte de Ebers, Egypt : Descriptive, Historical and Picturesque [6] et quelque seize livres sur toutes sortes de sujets (l'art, la musique, les voyages, des biographies). Elle traduisait du français mais aussi de l'allemand, du hollandais, de l'italien et de l'espagnol.[7] À elles trois, elles ont traduit « les 94 romans, nouvelles et contes parus entre 1895 et 1898 chez Dent. »[8]

 

Souvent critiquées pour leurs choix de traduction, comme c'est toujours le cas en traduction littéraire, elles ont pourtant donné accès à Balzac à une grande partie du public non seulement anglais mais aussi américain, canadien ou australien, bref à tous les lecteurs de langue anglaise qui ne lisaient pas le français. Le travail considérable qu'elles ont réalisé mérite qu'on s'arrête un moment sur elles et notamment sur celles qui ont traduit Le lys : Katharine Prescott Wormeley, Ellen Marriage (sous le nom de James Waring), May Tomlinson et Lucienne Hill beaucoup plus tard.

 

C'est à Katharine Prescott Wormeley que revient donc le mérite d'avoir traduit ce roman en premier en anglais en 1891 [9]. La traduction signée James Waring est de 1898 et celle de May Tomlinson, publiée par G. Barrie à Philadelphie de 1897. Quant à la traduction de Lucienne Hill, elle a été publiée d'abord en 1957 puis rééditée de nombreuses fois. La version que nous avons utilisée a été publiée à New York en 1997 chez Carroll & Graf Publishers, Inc.

 

Katharine Prescott Wormeley était la fille d'un amiral américain. Ayant toujours été en position de commander autour d'elle, c'était une femme très sûre d'elle, n'admettant pas la critique. Sa connaissance du français lui venait d'un séjour de trois ans en France et en Suisse et elle était convaincue qu'une « affinité d'esprit » entre elle et Balzac lui permettait de le comprendre mieux que quiconque [10]. Cette conviction et la rapidité avec laquelle elle travaillait lui firent commettre plus d'une erreur effectivement et nous en verrons quelques exemples dans sa traduction du Lys. Par ailleurs, Robert Brothers lui demandait de préparer le texte, les illustrations, de décider de l'ordre des ouvrages, d'écrire ses propres introductions et d'ajouter des suppléments le cas échéant. C'était donc un vaste travail et Katharine Prescott Wormeley travaillait effectivement très fort. En 1892, elle a publié chez Roberts Brothers un livre sur Balzac, intitulé A Memoir of Honoré de Balzac, qui est en essence une biographie de Balzac, intercalant la traduction du livre de Laure de Surville sur son frère et des explications et ajouts pour les périodes non considérées par celle-ci. Elle explique son projet ainsi [11] :

 

The sole object of the present volume is to present Balzac to American readers. This memoir is intended to precede the American translations of his work. Translated work is necessarily addressed to those who have not easy access to originals. Bearing this in mind, it has been thought best to go back to the only authentic sources of information and present them in their own words.[12]

 

C'est donc dans une vaste entreprise que K. P. Wormeley s'est lancée : faire connaître Balzac aux lecteurs américains. Quelle que soit la qualité finale de cette entreprise, on ne peut qu'en saluer l'intention et admirer la persévérance avec laquelle elle l'a réalisée, même si elle a cru bon d'élaguer les romans qui ne lui paraissaient pas devoir plaire au public visé, comme, par exemple, La Fille aux yeux d'or, La Physiologie du Mariage, Les Petites misères de la vie conjugale, Une Passion dans le désert et Sarrasine.

 

La même chose s'est produite, à une moins grande ampleur, dans l'édition de Dent. Ellen Marriage se sentait mal à l'aise, en tant que femme, pour traduire sous son propre nom certains ouvrages, ce qui serait la raison avancée pour le choix d'un pseudonyme masculin lorsque le roman était perçu comme trop cru. Ce sera le cas pour La Cousine Bette, mais aussi Le Lys dans la vallée.

 

La manière de travailler d'Ellen Marriage était beaucoup plus professionnelle que celle de K.P. Wormeley : comme le dit George Saintsbury, elle faisait tous les efforts possibles pour trouver la traduction exacte des termes techniques. Margaret Lesser, dans un article déjà cité, a étudié la correspondance d'Ellen Marriage avec sa sœur, correspondance qui permet d'avoir bien des renseignements sur sa façon de travailler. D'abord ses horaires : « I work from nine in the morn till midnight four days a week and longer on Sunday »[13] (22 February 1897). De plus, pour traduire Illusions perdues, elle s'est rendue chez un imprimeur pour avoir des explications et trouver le vocabulaire exact dont elle avait besoin [14]. Les armoiries aussi lui ont posé des problèmes : « In the end there seemed to be "nothing left but the desperate step – a lunatic step – of going to the College of Arms and trying what impudence will do. I wonder if they will shut the door in my face..."  »[15] (3 January 1896). À une époque où les recherches documentaires ne se faisaient pas au moyen de l'Internet, cette volonté de se déplacer pour trouver des réponses satisfaisantes aux problèmes terminologiques qui se posaient doit être saluée : cette attitude est à l'origine des grands travaux de terminologie qui seront entrepris au vingtième siècle et permettront la mise en place des immenses banques terminologiques que nous connaissons.

 

Pour ce qui est de May Tomlinson, nous avons pu accéder à une version numérisée de sa traduction du Lys, ainsi qu'à quelques articles savants écrits par elle, surtout sur George Elliot, dans les archives de la Open Library (Library of Congress), ce qui nous laisse à penser qu'elle devait œuvrer dans les milieux universitaires, mais nous n'avons rien trouvé sur sa vie ni sur la place que la traduction de Balzac a pu occuper dans celle-ci. Ses articles ont paru dans The Sewanee Review entre 1914 et 1919.

Nous savons également assez peu de choses de la place que Balzac a eue dans la vie de Lucienne Hill (1923-2012). Actrice avant d'être traductrice, Lucienne Hill a surtout traduit Anouilh. Sa traduction du Lys dans la vallée semble être sa seule contribution à la traduction des œuvres de Balzac [16].

 

À la même époque que Hill, il faut aussi noter les travaux de H. J. Hunt, dont Donald Adamson nous dit que « [l]es articles, les livres et les traductions [...] ont été d'une importance tout à fait exceptionnelle [17]. » On pourrait en dire autant des travaux de Donald Adamson qui a lui aussi entrepris de retraduire certains textes. Mais ni l'un ni l'autre n'a, à ce jour, retraduit Le Lys dans la vallée.

 

 


[1] Donald Adamson, « La réception de La Comédie humaine en Grande-Bretagne » L'Année balzacienne, 1992, Paris, PUF.

[2] Adamson, op. cit., p. 392.

[3] Cité par Margaret Lesser, « Ellen Marriage and the Translation of Balzac ». Translation and Literature, nov. 2012, vol. 21, No.3, p.344.

[4] Lesser, op. cit., p. 346. Traduction : « Thomas Niles, le directeur de la maison d'édition Roberts Brothers, souhaitait ardemment qu'elle "continue à traduire Balzac jusqu'à ce que le public n'en veuille plus, mais pour l'instant il n'en donne aucun signe." » (lettre à Katharine Wormeley datée du 11 juin; l'année n'est pas indiquée).

[5] Lesser, op. cit., p. 354.

[6] Georg Ebers, Egypt: Descriptive, Historical and Picturesque, traduit de l’allemand par Clara Bell, New York, Cassel, 1878. Version électronique de 2007

[7] Margaret Lesser, « Bell, Clara (1834-1927) », Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, mai 2010 (edition en ligne, janv. 2011).

[8] Adamson, op. cit., p. 393.

[9] Cf. sur ce site le tableau « Le Lys dans la vallée en langues étrangères ».

[10] Lesser, op. cit., p. 345.

[11] Katharine Prescott Wormeley, A Memoir of Honoré de Balzac, Boston, Robert Brothers, 1892. Consulté le 22 novembre 2013 sur le site des archives de la Library of Congress.

[12] Wormeley, op. cit., p. 4. Traduction : « Le seul objectif de ce volume est de présenter Balzac aux lecteurs américains. Ce mémoire devra précéder les traductions américaines de ses œuvres. Toute traduction s'adresse nécessairement à ceux qui ne peuvent accéder facilement aux œuvres originales. C'est avec cette idée en tête que nous avons cru bon de recourir seulement aux sources d'information les plus authentiques et de les présenter dans leurs propres mots. »

[13] Lesser, op. cit., 2012, p. 352. Traduction : « Je travaille de 9 heures du matin à minuit quatre jours par semaine et plus encore le dimanche » (22 février 1897).

[14] Lesser, op. cit., 2012, p. 350.

[15] Lesser, op. cit., 2012, p. 351. Traduction : « Finalement il n'y avait plus rien d'autre à faire qu'aller, comme une parfaite insconsciente, au College of Arms (Grand Armorial) voir ce que mon impertinence pourrait y glaner. Peut-être me ferai-je claquer la porte au nez... »

[16]  Voir Michael Coveney, « Lucienne Hill Obituary », The guardian.com, 17 janvier 2013 (consulté le 15 sept. 2013)

[17]  Adamson, op. cit., p. 415.

 

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