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Les personnages

par Mireille Labouret (Université Paris-Est Créteil)

 

Le Lys dans la vallée offre une singularité que souligne Balzac dans la préface qu’il place en tête du roman dans la Revue de Paris du 22 novembre 1835, puis qu’il reprend dans l’édition originale de 1836. « L’auteur a produit un personnage qui raconte en son nom. Pour arriver au vrai, les écrivains emploient celui des artifices littéraires qui leur semble propre à prêter le plus de vie à leurs figures. Ainsi, le désir d’animer leurs créations a jeté les hommes les plus illustres du siècle dernier dans la prolixité du roman par lettres, seul système qui puisse rendre vraisemblable une histoire fictive. Le je sonde le cœur humain aussi profondément que le style épistolaire et n’en a pas les longueurs. »

 

Roman écrit au je, selon Balzac, et non roman épistolaire – bien que composé d’une longue lettre confession adressée à une destinataire qui répond, et nourri de lettres importantes reçues et produites par le narrateur–, Le Lys choisit délibérément de présenter les faits rapportés par la voix d’un personnage qui relate des fragments de son passé. C’est par le filtre de cette voix singulière et du regard porté sur eux que le lecteur découvre les autres personnages du roman. Si l’effet de « vrai » est assuré par la fiction du témoignage personnel – le lecteur est ainsi invité, comme la destinataire, Natalie de Manerville, à partager les souvenirs, les émotions et les jugements de Félix de Vandenesse –, l’évidence de cette vérité vacille dans les dernières pages du roman constituées par la réponse de Natalie, qui rappelle l’artifice littéraire choisi par Balzac et oppose un autre point de vue à celui de Félix. « Comment, cher comte ? vous avez eu pour votre début une adorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à votre fortune, qui vous a donné la pairie, qui vous aimait avec ivresse, qui ne vous demandait que d’être fidèle, et vous l’avez fait mourir de chagrin ; mais je ne sais rien de plus monstrueux. » Le cinglant refus de Natalie, qui désespère de réunir les « vertus de la Vierge de Clochegourde » et celles de l’ « intrépide Amazone », suggère de relire le roman de son point de vue et d’adopter une distance critique par rapport au récit de Félix. Maladresse du comte de Vandenesse qui aurait oublié les « règles du bon sens », évoquées dans les premières lignes de son récit, et se serait imprudemment livré aux torturants regrets de la femme à jamais perdue, blessant ainsi sa maîtresse actuelle ? Ou stratégie de rupture délibérément mise en œuvre par un homme lassé d’une liaison qui lui pèse ? L’échange épistolaire avec Natalie donne encore plus de relief aux rares lettres de Mme de Mortsauf, et tout particulièrement à sa lettre-testamentaire, qui éclaire d’un jour nouveau les propos de Félix. « Elle avait donc souffert autant que moi, plus que moi, car elle était morte », reconnaît le narrateur.

 

On ne peut qu’être sensible à la subtilité narrative de ce récit qui nous invite à superposer à la voix monodique du narrateur, ces voix évanouies et dissonantes que sont celles d’Henriette de Mortsauf, de lady Dudley, de Madeleine de Mortsauf, reprises et modifiées dans l’ultime rejet de Natalie de Manerville.

 

Roman d’analyse et roman d’apprentissage, attentif aux intermittences du cœur et à la prose des relations sociales, Le Lys dans la vallée fait également partie des Études de mœurs au XIXe siècle, et, à ce titre, il déploie la palette des types sociaux adaptée à la série des Scènes de la vie de campagne, « soir de cette longue journée » que représente le drame social.

 

Parce qu’il cultive le regard rétrospectif et introspectif, Le Lys dans la vallée rassemble autour du narrateur, Félix de Vandenesse, un personnel romanesque restreint : une trentaine de figurants ou de personnages de premier plan, ce qui est assez modeste par rapport aux grands tableaux des Scènes de la vie parisienne, par exemple aux deux cent soixante treize personnages recensés par Fernand Lotte pour Splendeurs et misères des courtisanes.

 

Encore faut-il distinguer, dans ce personnel du roman, les figurants qui animent le décor des figures de premier plan et de l’héroïne qui voit le récit tout entier voué à son Tombeau.

 

Les personnages figurants se détachent à peine de la collectivité et n’ont qu’un rôle mineur dans l’intrigue : tel le portier Doisy, qui n’existe que pour souligner la différence de traitement entre Félix et ses camarades de pension, telle la marquise de Listomère, « vieille comme une cathédrale » qui rassemble autour d’elle un cabinet des Antiques dans l’île Saint-Louis et entend y fossiliser l’infortuné Félix condamné à dîner chez elle les jeudis et les dimanches. Autour de Clochegourde gravite un peuple de paysans et métayers, d’où se détachent les « deux Martineau », métiviers probes et intelligents à qui sont confiées deux des fermes modèles du domaine, le « vieux piqueur », domestique des Lenoncourt, qui succède à l’irascible Mortsauf comme maître d’équitation du petit Jacques, Manette, enfin, femme de charge d’Henriette, qui la seconde auprès de ses enfants et suit son convoi funèbre en sanglotant « Pauvre Madame ! ». Regroupés par professions – tels le médecin Origet et le chirurgien d’Azay, le docteur Deslandes, ou les abbés Birotteau et de Dominis –, ou par caste – la « société dite le Petit-Château » ,  ils ne disposent que d’une étiquette nominale réduite (nom ou prénom, titre), ou bien restent anonymes.

 

Le traitement des figures principales se révèle plus élaboré et relève, pour certains, de ce que Balzac entend par « types », dans la préface d’Une ténébreuse affaire : « personnage qui résume en lui-même les traits caractéristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre. » Aussi le comte de Mortsauf incarne-t-il ce type de l’émigré, dont la silhouette caricaturale gagne en épaisseur romanesque, voire en « pilotis de l’Histoire » qu’il donne à penser autrement [1]. De même, la duchesse de Lenoncourt, mère d’Henriette et la marquise de Vandenesse, mère de Félix, représentent-elles, par leur sécheresse de cœur et leur égoïsme, non seulement la figure de la mauvaise mère qui hante le roman familial de Balzac, mais l’échec à venir d’une Restauration fondée sur cette aristocratie exclusive dont La Duchesse de Langeais dénonçait déjà l’aveuglement mortifère. Quant à lady Dudley, « maîtresse du corps » alors qu’Henriette de Mortsauf « était l’épouse de l’âme », elle s’explique par les « mœurs anglaises » et « l’Angleterre matérialiste », dont elle reflète la « science de l’existence » en portant à leur perfection « les moindres parcelles de la matérialité. » Type national, type historique, ces personnages contribuent à faire du Lys dans la vallée, selon la célèbre formule d’Alain, « l’histoire des Cent-Jours vus d’un château de la Loire. » Et c’est surtout par l’introduction de personnages référentiels ou historiques que Balzac place l’histoire du jeune Vandenesse dans le sillon de l’Histoire [2]. La rencontre de Félix et de son « lys » s’effectue grâce aux fêtes données à Tours en l’honneur du duc d’Angoulême, neveu de Louis XVIII qui joue un rôle primordial dans la fortune du jeune homme. Émissaire du Roi exilé à Gand pendant les Cent-Jours, Félix devient lors de la seconde Restauration son secrétaire intime et jouit tout à la fois de la protection du Roi et de l’influence de son « esprit déflorateur », illustré par des épigrammes conformes à l’ironie proverbiale de ce Roi. Que cette royale indifférence contribue à tuer le lys polysémique n’est pas douteux, et la catastrophe finale annonce celle de la Monarchie restaurée.

 

Restent l’héroïne, Blanche-Henriette de Mortsauf, et le narrateur, Félix de Vandenesse. Conçus selon une loi développée dans Le Cabinet des Antiques, ils obéissent tous deux à la « loi des Contraires qui sans doute est la résultante de la loi des Similaires ». Issus du même genre de famille, méconnus et maltraités des leurs, ils se reconnaissent semblables : « Nous avons eu la même enfance ! » L’amour qui naît entre eux procède du « coup de foudre » (l’expression se trouve dans la lettre-testamentaire d’Henriette), précédant une relation fusionnelle – que traduit le don du prénom unique et l’alliance des âmes – et interdite. La parenté profonde des deux protagonistes, « jumeaux du même sein », n’empêche pas la dissemblance à venir de leurs destinées : « Vous vivrez heureux, je mourrai de douleur ! » Le réseau des liens familiaux tisse une relation complexe et fantasmatique entre eux : Henriette voit en Félix un époux spirituel et un fils, à qui elle destine sa propre fille Madeleine ; Félix se rêve précepteur de Jacques, trouve en Henriette la mère qui lui a manqué, la maîtresse qu’il espère, la sœur à qui se confier. L’intervention de la tierce Arabelle Dudley dénonce la fragilité du pacte chevaleresque : les deux femmes s’opposent et se complètent, comme le font les éléments naturels, l’eau et le feu. L’impossible synthèse est dénoncée par Natalie de Manerville, dont le nom provient de la nouvelle qu’achève Balzac lorsqu’il commence Le Lys dans la vallée, La Fleur des pois (devenu Le Contrat de mariage). Décidément la métaphore florale relie les textes, tout comme l’expression « fille d’Ève », sous la plume de Natalie et sous celle d’Henriette amorce la suite des amours de Félix et annonce cette « quatrième femme » que Natalie appelle de ses vœux, « quelque Mme Shandy, qui ne saura rien de l’amour, ni des passions ». Il s’agit de Marie-Angélique de Granville, que Balzac mettra en scène dans Une fille d’Ève…

 

 

Télécharger Les personnages du Lys dans la vallée, par Mireille Labouret (PDF, 140 Ko)

 

 


[1] Voir N. Preiss, L’Année balzacienne 1990, p. 99-109.

[2] Voir A. Déruelle, L’Année balzacienne 2005, p. 89-108.

 

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