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Le Lys dans la vallée : botanique et littérature

par Danielle Dupuis (Paris)

 

 

Les bouquets composés par Félix de Vandenesse participent à la poésie du Lys dans la vallée. D’une écriture très travaillée comme en témoignent les jeux d’épreuves, ils reposent cependant sur une documentation solide voire savante. Leur originalité tient d’abord aux fleurs champêtres et aux graminées qui les composent. Mais l’art du romancier consiste surtout à solliciter l’imagination du lecteur par le biais d’une série de référents culturels fort éloignés de la banale et sage symbolique florale en vogue alors. Ainsi, sous couvert d’une pratique socialement admise ils permettent en outre au protagoniste de transgresser l’interdit édicté par Madame de Mortsauf. Toutefois, leur érotisme n’en est pas moins audacieux… Cette lecture demande cependant à être dépassée dans la mesure où conciliant des contraires tels que nature et culture, masculin et féminin, vie et mort, ils constituent un microcosme à l’image de La Comédie humaine.

 

 

La métaphore florale est au cœur du Lys dans la vallée [1] mais des fleurs réelles sont aussi bien présentes dans le roman. Qui s’en étonnera alors que comme l’a fait remarquer Gérard Gengembre son  inscription dans les Scènes de la vie campagne de préférence à celles de province en accentue la ruralité [2] ?

 

Cette présence, on le sait, est le fruit d’une documentation sérieuse et savante. Dans ce domaine pourtant très spécifique le réalisme balzacien ne saurait être mis en défaut. À vrai dire, Le Lys, a sans nul doute bénéficié de la démarche antérieurement effectuée par l’écrivain, lors de la rédaction de Séraphîta. En effet, ainsi que l’a rappelé Madeleine Ambrière, Balzac avait profité de son séjour à Genève en 1833 pour se rendre auprès de Pyrame de Candolle dont l’herbier était mis à la disposition de tous les visiteurs [3]. Celui qu’il nomme « le souverain pontife des plantes »[4] lui avait fourni les renseignements sur la flore de Norvège nécessaires aux pages descriptives de l’œuvre en gestation. Travaillant à la rédaction du Lys, peut-être Balzac a-t-il feuilleté une fois encore l’ouvrage du célèbre naturaliste dont les sept volumes parus répertoriaient déjà 6000 plantes, à moins qu’il ne se soit référé à la Flore française ou descriptions succinctes de toutes les plantes qui croissent naturellement en France disposées selon une nouvelle méthode d’analyse de Jean-Baptiste Lamarck [5]. En tous cas, nous ne pouvons que souligner l’extrême précision et la justesse des termes employés par le romancier. Ainsi distingue-t-il fort à propos les « ombellules du cerfeuil sauvage »[6] des « corymbes des millefeuilles »[7] : dans le premier cas, il s’agit d’une petite ombelle faisant partie d’une ombelle composée, c’est-à-dire d’une inflorescence constituée par des fleurs dont les pédoncules partent d’un même point de la tige et rayonnent pour leur faire prendre dans leur ensemble, une disposition plane plus ou moins convexe tandis que dans le second cas, on a affaire à une inflorescence dont les pédoncules ne partent pas du même point sur l’axe mais dont les fleurs arrivent toutes à peu près à la même hauteur [8]. Pour le béotien la nuance est superflue mais pour le botaniste, elle est importante et c’est bien de la rigueur de l’homme de science que Balzac fait preuve ici quoiqu’il fasse dire à Félix de Vandenesse qu’il se comporta « moins en botaniste qu’en poète »[9]. De même, ce dernier voit dans une « pulsatille au pavillon de soie violette étalé pour ses étamines d’or » trouvée sur « une lande chaude, sans végétation, pierreuse » l’« image attendrissante de [sa] blanche idole, seule dans sa vallée »[10] : rien n’est plus juste botaniquement parlant puisque la pulsatille est une plante vivace d’une quinzaine de centimètres qui croît sur les coteaux herbeux et ensoleillés, les pentes caillouteuses embroussaillées et les bois clairs et que sa tige droite, pubescente, se termine par une seule fleur largement ouverte, aux sépales bleu violet clair, aux nombreuses étamines jaunes [11]. Nous pourrions multiplier, au risque d’être fastidieuse, les exemples de ce type concernant notamment les graminées. Gageons simplement que le romancier en a fait une scrupuleuse étude que le souffle poétique qui traverse ces pages estompe fortement.

 

 Il ne s’agit en effet nullement d’une nomenclature à la manière de Verne [12] même si de nombreux ajouts apparaissent sur le premier dossier d’épreuves corrigées [13]. Renée de Smirnoff a montré qu’au moment de la description des bouquets, « au cœur de la prose se reconnaissent des cadences, des échos, une concentration d’effets rythmiques et sonores qui sont le propre de la poésie » mais qu’aussi le lyrisme de ces pages vient du pouvoir poétique de ces noms étranges « dont Baudelaire disait qu’il ont « en eux-mêmes et en-dehors du sens qu’ils expriment une beauté et une valeur propres » : « fibrilles », « corymbes » et « ombellules », « anthères », « linaigrette » et « agrostis » […] ou qui renoncent à l’habillage scientifique pour prendre la forme délicieusement familière d’expressions populaires : « l’amourette purpurine », « la reine des prés », « le cerfeuil sauvage » et autres « millefeuilles » ou « chèvrefeuilles »[14]. Ajoutons que le romancier sollicite constamment l’imagination de son lecteur grâce à toutes sortes de référents beaucoup plus familiers. Point n’est besoin, par exemple, d’être versé dans la science des végétaux pour se représenter approximativement le paturin des champs dont il nous est dit que les inflorescences ressemblent à des « pyramides neigeuses » ou les bromes stériles qui sont associés à une « verte chevelure »[15]… La métaphore se fait alors à la fois didactique et poétique.

 

On notera, en outre, qu’une partie de ces comparants renvoie à la femme et à sa parure : il s’agit des « blonds cheveux de la clématite en fruits », des « folles dentelles du daucus », des « marabouts [16] de la reine des prés » ou des « sautoirs [17] de la croisette » si bien que toutes ces productions de la nature s’apparentent à de « naïves créatures »[18]. Ainsi, touche par touche, un peu à la manière d’Arcimboldo, s’élabore un portrait dont chaque élément végétal constitue une composante. Un autre modèle pictural toutefois s’impose peut-être de manière plus prégnante car les bouquets de Félix présentent à notre avis toutes les caractéristiques de l’école baroque [19]. Le foisonnement d’abord, qui était beaucoup moins manifeste lors du premier jet et que l’écrivain s’est plu à accentuer sur épreuves. Le manuscrit, par exemple, ne mentionnait pas les variétés de fleurs bleues qui figurent dans le premier bouquet offert à madame de Mortsauf : bleuets, myosotis, vipérines [20]. De même, le second bouquet, sur le premier dossier d’épreuves, était agrémenté simplement d’« herbes à longues barbes » et d’ « ombellifères ». Les termes génériques se sont ensuite diversifiés, au fil des corrections du texte, pour donner lieu à la longue énumération de la version définitive : daucus, reine des prés, cerfeuil sauvage, clématite, croisette, millefeuilles, fumeterre, vigne et chèvrefeuilles [21]. L’élan d’une expansion heureuse caractérise tout particulièrement cette seconde offrande. Ainsi que dans le tableau d’un Bruegel de velours par exemple, les graminées prolongent de leur mouvement souple et vaporeux le cœur de la composition « sur le fond gris de lin » de ce qui pourrait être une toile  : telle est l’impression que donnent ces « panaches effilés », « plumes », « tiges diffuses », « vrilles », « brins tortueux » ou « tiges tourmentées » divers [22]. C’est donc à juste titre que Leyla Perrone-Moisés a pu parler de « bouquet énergétique, où les formes semblent s’épandre, les lignes s’enlacent, les couleurs rayonnent et flamboient »[23]. Cette impression visuelle trouve d’ailleurs en quelque sorte son équivalent stylistique dans l’allongement de la phrase à la structure énumérative caractéristique de ces descriptions, dans les nombreuses allitérations qui y figurent (« clématite », « croisette », « corymbes » etc.) et dans l’emploi de verbes de mouvement (« s’avancent », « déborde», « s’élance » « déployant »). Enfin, comme la plupart de ces natures mortes, le choix de chacun des constituants végétaux a valeur de symbole. Ce symbolisme, toutefois, a profondément été revisité par Balzac.

 

Félix de Vandenesse affirme avoir créé pour Mme de Mortsauf et lui-même « une langue à [leur] usage »[24]. Certes de petits ouvrages, dont certains comme Le langage des fleurs de Charlotte de La Tour continuent jusqu’à nos jours d’être réédités, répertoriaient les éléments d’un code traditionnel. Le romancier par l’intermédiaire de son personnage y recourt parfois. Ainsi les fleurs bleues du premier bouquet sont synonymes d’amour pur et d’élévation de l’âme [25], ceci d’autant plus qu’à partir du XIXème siècle, le bleu devient la couleur mariale par excellence [26]. Un peu plus loin, le liseron peut être interprété, si l’on en croit ces opuscules, comme un signe d’humilité [27]. Il est donc propre à évoquer les vertus cachées de la châtelaine de Clochegourde. Cependant, c’est à un travail d’invention très personnel que s’est en fait livré Balzac pour faire créer par Félix cette « véritable symphonie colorée du désir »[28] que constitue le second bouquet. Celui-ci est d’ailleurs composé de graminées et de fleurs des champs dont la majorité ne figurait pas dans le code floral traditionnel. Mais sous couvert d’une pratique avouable, socialement admise et auréolée de poésie, le langage des fleurs, l’écrivain fait dire à son personnage ce qu’en d’autres termes la morale réprouve et que Mme de Morsauf refuse d’entendre. Cette langue secrète permet donc de transgresser un double interdit. Tellement secrète d’ailleurs qu’elle ne semble pas avoir suscité une levée de boucliers semblable à celle provoquée par les aveux de l’héroïne lors de son agonie, contraignant Balzac de supprimer pour l’édition Charpentier les cris de la chair frustrée et révoltée [29]. Pourtant l’érotisme du deuxième bouquet est particulièrement torride. Jean-Hervé Donnard écrit fort justement qu’il « est composé avec un art savant, pour exprimer les obsessions érotiques d’un amoureux condamné à la chasteté »[30] car Félix « choisit des fleurs dont le parfum, la forme et les couleurs évoquent clairement l’union physique »[31]. Parmi celles-ci on retiendra surtout la flouve odorante à « la senteur d’Aphrodise »[32] et ce fameux « double pavot rouge accompagné de ses glands prêts à s’ouvrir, déployant les flammèches de son incendie »[33], « symbole du mâle embrasé et fécondant »[34], violent écho au plus sage mais non moins significatif œillet rouge de la tapisserie d’Henriette [35]. Point n’est besoin d’être versé en psychanalyse pour comprendre que ces fleurs sont non seulement « le substitut métaphorique de paroles impossibles »[36] mais aussi la réalisation fantasmatique de l’acte impossible, le symbolisme sexuel du vase, réceptacle de ces « fleurs de luxure »[37] et de ces feuillages « à triples dards » ou « lancéolés »[38] étant évident. Et même, de telles notations, comme le fait remarquer Gérard Gengembre, transforment l’hommage courtois en une agression à peine euphémisée [39] qui renvoie en quelque sorte à la « frénésie sensuelle »[40] de la scène initiale du baiser.

 

Si dans Le Lys botanique rime avec érotique, il ne faut cependant pas se limiter à cette interprétation, certes exacte, mais trop réductrice. En effet, les enjeux des « symphonies »[41] florales de Félix sont plus vastes car on peut y voir une somme où la magie du verbe poétique est capable, en une heureuse harmonie, de concilier les contraires.

 

Nature et culture, en premier lieu. Pour élaborer ses compositions le jeune homme s’approvisionne pour ainsi dire exclusivement de fleurs champêtres, de graminées et parfois même de ce que nos modernes jardiniers considèrent comme des adventices. La démarche est tout à fait originale : jamais il ne recourt à des productions horticoles (que l’on songe aux six mille pots de pelargonium du juge Blondet ! [42]). Ses bouquets n’ont rien à voir avec celui offert par le banquier Graslin à sa fiancée et composé d’un « monceau de fleurs exotiques » : camélia blanc, cytise des Alpes, citronnelle, jasmin des Açores, volcamérias, roses musquées [43]. Jusqu’alors, les beaux vases « en porcelaine blanche à filets d’or » de Mme de Mortsauf ne contenaient, curieuse et coûteuse concession au fond de la Touraine à la mode de l’époque, que des « bruyères du Cap »[44] cependant plus adaptées peut-être à leur luxueuse facture. C’est donc « dans les champs,  dans les vignes »[45] que Félix découvre ses trésors lors de ses longues courses dans la nature environnant Clochegourde. Mais, ainsi que nous l’avons fait remarquer, ces « fleurs sauvages » certainement pour la plupart inconnues des lecteurs d’alors et sans doute aussi d’aujourd’hui sont comparées aux accessoires les plus sophistiqués de la parure féminine : dentelles, plumes, bijoux, par exemple. Dans la même perspective, on notera que les appellations vernaculaires n’excluent pas les termes savants. Ainsi le « lys d’eau » est l’appellation populaire du nénuphar blanc [46] mais le « convolvulus »[47] est le terme latin désignant une variété de liseron tandis que le « daucus » voisine avec le simple « cerfeuil sauvage »[48]. En outre, l’existence éventuelle d’un modèle pictural est propre à renforcer ce lien entre nature et culture.

 

En second lieu, du fait de leur genre grammatical, les plantes glanées par Félix de Vandenesse font obligatoirement se côtoyer dans leur heureuse abondance le masculin et le féminin. Les images qu’elles suscitent renforcent cette dualité. Ainsi la pulsatille et le lys renvoient-ils à Mme de Mortsauf. Le sedum aussi, « vague image des formes souhaitées, roulées comme celles d’une esclave soumise »[49] tandis que les lignes courbes des flexibles graminées renvoient plus secrètement à celles de la femme aimée que les méandres de l’Indre et les sinuosités du paysage métaphorisaient déjà au sein d’une nature féminisée et érotisée. On notera d’ailleurs, à ce propos le caractère protéiforme de la métaphore puisque l’esclave cède la place à la femme parée comme pour un bal puis à une créature « échevelée »[50]. En un même bouquet, pourtant, d’autres végétaux sont investis, cette fois, d’un symbolisme masculin. En effet, si « les brindilles de la bougrane rose, mêlées de quelques fougères, de quelques pousses de chêne aux feuilles magnifiquement colorées et lustrées […] s’avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timides et suppliantes comme des prières »[51], cette muette adoration ne peut semble-t-il qu’être celle voulue par l’héroïne de la part du jeune homme. Nous avons évoqué le caractère phallique du pavot précédé de la curieuse mais significative métamorphose du souple port des plantes champêtres (qu’une première version qualifiait d’ « herbes à longues barbes »)[52] en un feuillage beaucoup plus agressif. Que faut-il penser, toutefois, de ce « calice plein d’étamines amoureuses »[53] apparaissant au détour d’une page ? L’allusion semble ici plus ambigüe, ce qui explique que Leyla Perrone-Moïsés a pu aller jusqu’à conclure à un « hermaphrodisme » des fleurs choisies par Félix rappelant « le mythe de l’androgyne primitif »[54].

 

Le motif floral est en outre le point de convergence de la sensualité et de la spiritualité. Le lys, ainsi que nous l’avons déjà montré [55], est l’emblème de cet accord, réunissant les sèmes antithétiques de pureté et de volupté et ce, depuis le texte biblique fondateur du Cantique des cantiques. Précision amusante : dans la tradition grivoise, le lys est appelé « verge d’âne ». Ce détail digne de la veine rabelaisienne des Contes drolatiques permettrait selon Gérard Gengembre une « lecture cynique du Lys, salutaire antidote de la lecture idyllique et pathétique que le culte de la vertu et l’histoire d’un amour platonique nous imposent » [56]. En tous cas, les bouquets du jeune homme conjuguent désir ardent et adoration quasi mystique pour sa « blanche idole ». Comme l’a fait observer Moïse Le Yaouanc à propos du premier bouquet, les quatre étages de celui-ci font coexister dans un mouvement ascensionnel « la blanche tendresse, la prière encore timide, les espérances déclarées et les désirs réfrénés ou étalés »[57]. Félix dresse lui-même ce parallèle significatif pour souligner l’ambivalence de ces compositions dans lesquelles « [son] désir trompé [lui] faisait déployer des efforts que Beethoven exprimait avec ses notes ; retours profonds sur lui-même, élans prodigieux vers le ciel »[58]. Pareillement la couleur rouge du pavot lui confère une double signification puisque comme le fait observer Michel Pastoureau « le rouge décrit les deux versants de l’amour : le divin et le péché de chair »[59]. D’ailleurs si le code floral permet au protagoniste d’intellectualiser ses sentiments et de les sublimer en une œuvre visuellement esthétique – « Mon Dieu, que cela est beau ! » s’exclame Mme de Mortsauf [60] - ou en une prose poétique adressée à Natalie de Manerville (mais à laquelle l’autre destinataire qu’est le lecteur ne peut qu’être sensible), il ne faut pas sous-estimer l’effet que peuvent concrètement produire sur les sens les fleurs réelles, et non plus celles de l’écritoire, en vertu de leur pouvoir olfactif. Le docteur Deslandes ne s’y est pas trompé : il « a fait enlever les fleurs qui agissaient trop fortement sur les nerfs de Madame dit Mariette ». « Ainsi donc les fleurs avaient causé son délire, elle n’en était pas complice. Les amours de la terre, les fêtes de la fécondation, les caresses des plantes l’avaient enivrée de leurs parfums et sans doute avaient réveillé les pensées d’amour heureux qui sommeillaient en elle depuis sa jeunesse » ajoute Félix commentant la révolte charnelle précédant l’agonie de l’héroïne en proie aux fantasmes les plus voluptueux [61]. Hommage courtois mais aussi vecteur d’une sensualité exacerbée, tels sont donc les deux pôles entre lesquels oscillent constamment les bouquets évoqués dans Le Lys.

 

Mais Eros est inséparable de Thanatos. En effet, comme l’écrit  J.-H. Donnard « la mort rôde autour de ces amants qui jamais ne s’appartiendront »[62]. Les fleurs cueillies par Félix expriment aussi de manière plus ou moins affirmée cette tension entre forces de vie et de mort. Grâce à la flouve odorante (son odeur puissante est liée à l’une de ses composantes : la coumarine) un élan vital parcourt la nature et le protagoniste la charge de clamer « ce rouge désir de l’amour qui demande un bonheur refusé »[63]. On notera que plus discrètement certaines plantes cueillies peuvent être aussi envisagées de façon positive car elles ont longtemps été recherchées pour leurs vertus curatives : la bugrane épineuse est un puissant diurétique, l’achillée millefeuilles a été l’une des plantes médicinales les plus prisées depuis l’Antiquité pour ses qualités hémostatiques et hépatiques et la fumeterre entre encore dans la composition de tisanes destinées à soulager dermatoses et eczémas [64]. D’autres fleurs revêtent cependant une signification plus ambigüe. Ainsi, au sedum est dévolue la fonction de suggérer les formes voluptueuses de la femme aimée [65] mais dans l’imaginaire balzacien il est aussi lié à la mort : c’est avec un bouquet de fleurs de sedum à la main que Lucien de Rubempré compte se suicider [66]. Cela est encore plus évident en ce qui concerne le pavot. En raison de sa forme et de sa couleur, le jeune homme lui fait exprimer son brûlant désir charnel. Le Dictionnaire des symboles ne dit pas autre chose puisqu’on peut y lire que la couleur rouge qui le caractérise est une « image d’ardeur et de beauté, de force impulsive et généreuse, de jeunesse, de santé, de richesse, d’Eros libre et triomphant »[67] . N’oublions pas toutefois qu’il contient des substances qui peuvent s’avérer très toxiques : morphine, codéine, opium [68]. Balzac le sait bien lui qui écrit dans Les Paysans que « les pavots laissent aller leur morphine en larmes liquoreuses »[69]. C’est aussi un puissant somnifère. Il procure donc un sommeil mimétique de la mort et chacun sait que l’audacieux et éclatant pavot du bouquet de Félix trouve un funèbre écho dans l’opium qu’utilise le médecin pour rendre plus apaisés les derniers instants de Mme de Mortsauf. [70]

Les bouquets de Félix de Vandenesse font partie des plus belles pages du Lys dans la vallée. Cela est dû à leur charge émotionnelle et poétique mais aussi et surtout ainsi que nous souhaitons l’avoir montré à leur dimension de véritable microcosme. Résumant à leur manière la création dans sa diversité ils nous semblent en quelque sorte la mise en abîme de ce que Balzac voulait que La Comédie humaine fût.




[1] Voir notre article sur « La métaphore florale et ses avatars dans Le Lys dans la vallée », dans Pierre Brunel (éd.), BalzacLe Lys dans la vallée. La Femme de trente ans, actes de la journée d'études organisée par l'École doctorale de Paris-Sorbonne, 20 novembre 1993, Mont-de-Marsan, France, Éditions InterUniversitaires, 1993, p. 35-48.

[2] Gérard Gengembre, Le Lys dans la vallée, Études littéraires, Puf, 1994, p. 76.

[3] Madeleine Ambrière, Balzac et La Recherche de l’absolu, Puf, 1999, p. 188.

[4] Corr. Pl., t. II, p. 104.

[5] Op. cit., H. Agasse et Desray, 1805-1815.

[6] Pl., t. IX, p. 1056.

[7] Pl., t. IX, p. 1057.

[8] Eliska Tomanova, Plantes sauvages, Gründ, 1981, p. 33 et 35.

[9] Pl., t. IX, p. 1054.

[10] Pl., t. IX, p. 1054-1055.

[11] Plantes sauvages, op. cit., p. 51.

[12] Voir par exemple la flore et la faune évoquées dans le Voyage au centre de la terre.

[13] Lov. A 118.

[14] Renée de Smirnoff, « Le Lys dans la vallée, roman poétique », dans Pierre Brunel (éd.), BalzacLe Lys dans la vallée. La Femme de trente ans, op. cit., p16.

[15] Pl., t. IX, p. 1056.

[16] Plumes que les élégantes piquaient dans leurs coiffures lors de réunions mondaines.

[17] Chaîne ou long collier descendant sur la poitrine.

[18] Pl., t. IX, p. 1056.

[19] C’est sans doute la raison pour laquelle, comme l’a fait remarquer Leyla Perrone-Moisés, ils pourraient difficilement être réellement confectionnés (« Balzac et les fleurs de l’écritoire », Poétique, Seuil, Septembre 1980, p. 323).

[20] Variante a, Pl., t. IX, p. 1054.

[21] Variante a, Pl., t. IX, p. 1058. La même luxuriance caractérise les abords de La Grenadière. Anne-Marie Meininger note à ce propos : « Cet envahissement floral semble préluder aux grandes descriptions du Lys, œuvre liée aussi à Mme de Berny […]. Dans les deux cas, n’est-ce pas Balzac qui environne la Dilecta de fleurs ? […] Peu avant la rédaction de La Grenadière, le 12 juillet 1832, elle remerciait Balzac qui séjournait à Saché : « Oh ! Comme je te rends au centuple tous les beaux et riches bouquets que tu te plais à m’envoyer. En imagination Balzac avait donc déjà commencé à rassembler des fleurs autour de l’inspiratrice future de La Grenadière et du Lys ». (Corr. Pl, t. II, note 1 p. 422).

[22] Pl., t. IX, p. 1056-1057.

[23] Op. cit., p. 318.

[24] Pl., t. IX, p. 1058.

[25] Mme Leneveux, Nouveau manuel des fleurs emblématiques, Roret, 1837, p. 37-38. Voir aussi la note 1 p. 115 de Moïse Le Yaouanc, Le Lys dans la vallée, Garnier, 1968.

[26] Voir Michel Pastoureau et Dominique Simonet, Le petit livre des couleurs, Points, 2007, p. 18. Les auteurs de cet ouvrage ajoutent : « Le Romantisme accentue la tendance : comme leur héros, le Werther de Goethe, les jeunes Européens s’habillent en bleu et la poésie allemande célèbre le culte de cette couleur mélancolique » (p. 23).

[27] Pl., t. IX, p. 1056.

[28] Introduction de Moïse Le Yaouanc, op. cit., p. LXXXVII.

[29] Jean-Hervé Donnard, « Histoire du texte », Pl., t. IX, p. 1650.

[30] Jean-Hervé Donnard, « Balzac et Senancour », L’Année Balzacienne, 1987, p. 198.

[31] Jean-Hervé Donnard, « Introduction », Pl, t. IX, p. 908.

[32] Pl., t. IX, p. 1057.

[33] Ibidem.

[34] Jean-Hervé Donnard, « Introduction », Pl, t. IX, p. 909.

[35] Pl., t. IX, p. 1106.

[36] Dominique Rincé, Le Lys dans la vallée, collection « Balises », Nathan, 1996, p. 100.

[37] Gérard Gengembre, op. cit ., p. 63.

[38] Pl., t. IX, p. 1057.

[39] Op. cit., p. 63.

[40] Dominique Rincé, op. cit, p. 33.

[41] Pl., t. IX, p. 1055.

[42] Le Cabinet des AntiquesPl., t. IVp. 1069

[43] Le Curé de villagePl., t. IX, p. 662.

[44] Pl., t. IX, p. 998 et note 1.

[45] Pl., t. IX, p. 1053.

[46] Pl., t. IX, note 1 p. 998.

[47] Pl., t. IX, p. 988.

[48] Pl., t. IX, p. 1056.

[49] Pl., t. IX, p. 1056.

[50] Pl., t. IX, p. 1057.

[51] Pl., t. IX, p. 1056.

[52] Pl., t. IX, variante a p. 1058.

[53] Pl., t. IX, p. 1055.

[54] Op. cit., p. 319.

[55] Danielle Dupuis, op. cit., p.37-38.

[56] Op. cit., p. 101.

[57] Op. cit., note 1 p. 122.

[58] Pl., t. IX, p. 1055.

[59] « Le rouge feu, c’est la vie, l’Esprit saint de la Pentecôte […] mais c’est aussi la mort, l’enfer, les flammes de Satan qui consument et anéantissent », op. cit., p. 33 et p. 38

[60] Pl., t. IX, p. 1056.

[61] Pl., t. IX, p. 1205. « Les odeurs agissent fortement par elles-mêmes sur tout le système nerveux, elles le disputent à toutes les sensations de plaisirs » affirmait Cabanis. (Voir Danielle Dupuis, « Odeurs balzaciennes », L’Année balzacienne, 2009, p. 47).

[62] Jean-Hervé Donnard, « Introduction », Pl, t. IX, p. 898.

[63] Pl., t. IX, p. 1057.

[64] L’almanach des fleurs sauvages, Delachaux et Niestlé, 2007, p. 103 et 140.

[65] Pl., t. IX, p. 1056.

[66] Illusions perdues, Pl., t. V, p. 689.

[67] Op. cit., Laffont, 1989, p. 832.

[68] Almanach…, p. 109.

[69] Les Paysans, Pl., t. IXp. 54.

[70] Pl., t. IX, p. 1203.

 

Liste des abréviations utilisées

Pl. : « Bibliothèque de La Pléiade ». Édition de La Comédie humaine publiée en 12 vol. (1976-1981) sous la direction de P.-G. Castex.

Corr. Pl. : Correspondance de Balzac, éd. R. Pierrot et H. Yon, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol. parus : t. I (1809-1835), 2006 ; t. II (1836-1841), 2011.

 

 

 

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