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Madame de Mortsauf

par Laure Surville 

 

Laure Surville (1800-1871) est la sœur cadette de Balzac. D’un an plus jeune que son frère, elle en est très proche comme en témoigne la correspondance qui s’établit entre eux dès qu’Honoré quitte le foyer parental. Après la mort du romancier, elle publie quelques textes dont une biographie : Balzac, sa vie et ses œuvres, d’après sa correspondance (Librairie nouvelle, 1858), et un ouvrage intitulé Les Femmes de H. de Balzac. Types, Caractères et Portraits précédés d’une notice biographique par le bibliophile Jacob (Paris,  éd. Vve Louis Janet, 1851). Cet ouvrage, illustré de quatorze magnifiques portraits gravés sur acier d’après les dessins de G. Staal, présente des analyses de personnages féminins de La Comédie humaine, enrichies d’extraits des œuvres dans lesquelles ils apparaissent. L'extrait suivant restitue le texte intégral du chapitre consacré au personnage d'Henriette de Mortsauf.

 

On dit qu’il est utile, pour que la femme atteigne l’idéal de la perfection, que la douleur entre comme élément nécessaire dans sa vie, que c’est sous son action seulement que se développent en elle ces instincts de sensibilité exquise et de délicatesse infinie qui lui donnent tant de charmes. En créant Mme de Mortsauf, M. de Balzac semble avoir voulu justifier cette opinion ; il nous la montre malheureuse dès sa naissance, privée, par la dureté de sa mère, des caresses auxquelles l’enfant doit ses grâces. Plus tard, son adolescence n’est pas fécondée non plus par cette chaude affection sous laquelle s’épanouissent les premiers sentiments, belles fleurs de la jeunesse, charmantes prémices d’une existence souvent lourde à porter, dont souvent ils sont le seul dédommagement !...

 

En se mariant, Blanche de Lénoncourt espéra trouver en M. de Mortsauf cette tendre protection qui lui avait manqué jusqu’alors. Sa beauté, les rares trésors d’amour et de dévouement qu’elle se sentait au cœur, lui étaient garants de l’attachement qu’elle inspirerait.

 

M. de Mortsauf l’aima en effet de toute la puissance de son âme, mais cette âme était faible : de là le plus terrible mécompte de cette femme, mécompte sans remède comme sans issue. Son cœur vaillant se heurta contre un cœur égoïste ; sa puissante intelligence, qui ne demandait qu’à ployer sous une intelligence supérieure en qui elle eût mis sa gloire, ne fut ni comprise ni appréciée. Fatiguée de la solitude morale dans laquelle sa mère l’avait tenue jusqu’à son mariage, elle avait soif de ce contact des âmes d’où jaillissent les idées et les sentiments, et elle ne trouva chez son mari qu’une personnalité mesquine et jalouse, sans cesse en contemplation d’elle-même, se substituant à toute chose.

 

Pour bien comprendre les mille supplices quotidiens de Mme de Mortsauf, il faudrait avoir été condamnée comme elle à préparer sans cesse la pâture intellectuelle à un esprit rétif et paresseux, qui lui imposait plus tard, comme siennes, les idées qu’elle avait eu tant de peine à lui inculquer. Si son mari eût manqué d’intelligence, le sentiment du bienfait, du devoir accompli, l’espèce de maternité qu’elle eût exercée envers lui, auraient été pour elle des dédommagements à tant de redites fatigantes ; mais loin de cela, M. de Mortsauf comprenait et sentait ; seulement, l’exclusive attention qu’il apportait à toute heure aux phénomènes intimes de la manifestation de son moi, le rendait si parfaitement indifférent à ce qui se faisait, à ce qui se disait autour de lui, qu’on eût pu le croire parfois tout à fait stupide. Il ne sortait de cette torpeur qu’alors que ce moi était en jeu, ou seulement froissé ou simplement effleuré !

 

Il sentait alors son peu de valeur, cette déchéance quasi volontaire contre laquelle il n’avait pas le courage de réagir ; la justice qu’il se rendait le jetait dans des accès de rage froide ou de colère furieuse, pendant lesquels il s’en prenait à tout le monde, à sa femme surtout, parce qu’il comprenait qu’il lui devait beaucoup plus qu’il ne l’eût voulu !...

 

Pendant ces crises, nous voyons Mme de Mortsauf admirable dans les soins qu’elle prend pour dérober à tous les yeux les preuves d’une infériorité dont elle souffre ; elle la cache surtout à ses enfants, car elle sait que le premier des biens de ce monde pour lui, le seul qu’aucun autre ne puisse suppléer, c’est la considération du chef de la famille, le meilleur héritage qu’on puisse laisser aux enfants.

 

Elle souffre aussi de la jalousie de M. de Mortsauf, non de cette jalousie vulgaire qui met un mari en défiance des sentiments que sa femme peut inspirer ou ressentir (il savait la sienne sainte et pure), mais de cette jalousie qui lui rendait odieuse la moindre des joies dont il n’était pas la source, qui lui faisait épier le moindre sourire pour s’en irriter, s’il ne pouvait savoir ce qui l’avait provoqué, et qui lui faisait prendre en haine jusqu’à la sérénité même de cette noble créature !

 

« A l’époque de la vie, où chez les autres hommes, les aspérités se fondent et les angles s’émoussent, le caractère du vieux gentilhomme était encore devenu plus agressif que par le passé. Depuis quelques mois il contredisait, pour contredire, sans raison, sans justifier ses opinions ; il demandait le pourquoi de toute chose, s’inquiétait d’un retard ou d’une commission, se mêlait, à tout propos, des affaires intérieures ; il se faisait rendre compte des moindres minuties du ménage, de manière à fatiguer sa femme ou ses gens, en ne leur laissant point leur libre arbitre. Jadis, il ne s’irritait jamais sans quelque motif spécieux ; maintenant, son irritation était constante. Peut-être, les soins de sa fortune, les spéculations de l’agriculture, une vie de mouvement avaient-ils jusqu’alors détourné son humeur atrabilaire, en donnant une pâture à ses inquiétudes, en employant l’activité de son esprit ; et peut-être aujourd’hui le manque d’occupations mettait-il sa maladie aux prises avec elle-même ; en s’exerçant plus au dehors, elle se produisait par des idées fixes : le moi moral s’était emparé du moi physique. Il était devenu son propre médecin ; il compulsait des livres de médecine, croyait avoir les maladies dont il lisait les descriptions ; il prenait alors, pour sa santé, des précautions inouïes, variables, impossibles à prévoir, partant, impossibles à contenter. Tantôt il ne voulait pas de bruit, et quand la comtesse établissait autour de lui un silence absolu, tout à coup il se plaignait d’être comme dans une tombe : il disait qu’il y avait un milieu entre ne pas faire de bruit et le néant de la Trappe. Tantôt il affectait une parfaite indifférence des choses terrestres : la maison entière respirait ; ses enfants jouaient ; les travaux ménagers s’accomplissaient sans aucune critique ; soudain au milieu du bruit, il s’écriait lamentablement : - On veut me tuer ! Ma chère, s’il s’agissait de vos enfants, vous sauriez bien deviner ce qui les gêne ! disait-il à sa femme en aggravant l’injustice de ses paroles par le ton aigre et froid dont il les accompagnait. Il se vêtait et se dévêtait à tout moment, en étudiant les plus légères variations de l’atmosphère, et ne faisant rien sans consulter le baromètre. Malgré les maternelles attentions de sa femme, il ne trouvait aucune nourriture à son goût, car il prétendait avoir un estomac délabré, dont les douloureuses digestions lui causaient  des insomnies continuelles ; et néanmoins il mangeait, buvait, digérait, dormait avec une perfection que le plus savant médecin aurait admirée. Ses volontés changeantes lassaient les gens de sa maison, qui, routiniers comme le sont tous les domestiques, étaient incapables de se conformer aux exigences de systèmes incessamment contraires. Le comte ordonnait-il de tenir les fenêtres ouvertes sous prétexte que le grand air était désormais nécessaire à sa santé, quelques jours après, le grand air, ou trop humide ou trop chaud, devenait intolérable : il grondait alors, il entamait une querelle, et, pour avoir raison, il niait souvent sa consigne antérieure. Ce défaut de mémoire ou cette mauvaise foi lui donnait gain de cause dans toutes les discussions où sa femme essayait de l’opposer à lui-même. Au lieu de consoler sa femme sur la santé débile de ses enfants, il l’accablait de sinistres prédictions et la rendait responsable des malheurs à venir, parce qu’elle refusait les médications insensées auxquelles il voulait les soumettre. La comtesse se promenait-elle avec Jacques et Madeleine, le comte lui prédisait un orage, malgré la pureté du ciel ; si par hasard l’évènement justifiait son pronostic, la satisfaction de son amour-propre le rendait insensible au mal de ses enfants ; l’un d’eux était-il indisposé, le comte employait tout son esprit à rechercher la cause de cette souffrance dans le système de soins adopté par sa femme, et qu’il épiloguait dans les plus minces détails, en concluant toujours par ces mots assassins : « Si vos enfants tombent malades, vous l’aurez bien voulu. » Il agissait ainsi dans les moindres détails de l’administration domestique, où il ne voyait jamais que le pire côté des choses, se faisant à tout propos l’avocat du Diable, selon l’expression de son vieux cocher. Par une de ces hallucinations particulières aux égoïstes, le comte n’avait pas la plus légère conscience du mal dont il était l’auteur ; il se plaignait d’être trop bon pour tous les siens : il maniait donc le fléau, abattait, brisait tout autour de lui comme eût fait un singe ; puis, après avoir blessé sa victime, il niait l’avoir touchée. »

 

Quelque forte, quelque céleste que fût Mme de Mortsauf, elle ne put supporter ce désert aride où l’avait placée son mari. Si elle parvint à dissimuler à ses gens et au peu de personnes qui venaient au château la non-valeur du maître et ses accès de démence, si elle sut mettre en relief à leurs yeux sa loyauté chevaleresque, sa probité immaculée, si elle ne recula jamais devant la constante immolation de ses goûts et de ses espérances, si enfin elle s’oublia assez complétement pour se mettre toujours au second plan et se faire la servante de son mari, pourtant cette solitude de son âme porta des fruits amers !... Mme de Mortsauf, si courageuse d’abord, eut des tiédeurs devant ses enfants ; elle leur fit des recommandations qui les initièrent à la position de leur père ; ils prirent parti pour elle contre lui ; ce qui amoindrit leur amour.

 

Ces enfants adorés, qui peuplaient la vie de leur mère et qui absorbaient son attention, ne suffisaient cependant pas à tous les besoins de son âme. A toujours donner et ne rien recevoir, l’âme s’épuise, et l’amour maternel est si excessif et si désintéressé, qu’il ne saurait jamais être rémunéré. Cette noble femme, donc, au milieu des largesses que son cœur prodiguait à son mari et à ses enfants, se sentait parfois atteinte de mortelles défaillances.

 

Ce fut dans un de ces jours de faiblesse que s’offrit à elle un jeune homme, presque un enfant, qu’elle ne connaissait que par l’injure qu’elle en avait reçue.

 

La justification qu’il entreprit amena la découverte d’une similitude de malheurs, qui donna chez lui naissance à un sentiment fougueux, et chez elle à une affection qui s’infiltra si bien dans tout son être, que cette affection ne tarda pas à faire partie intégrante de son existence… Par une pente insensible, il devint ami, puis commensal de sa maison.

 

La comtesse ne prit pas d’ombrage de sa présence : elle était pure comme un enfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Félix amusait le comte : c’était une pâture de plus à ce lion sans ongles et sans crinière. M. de Mortsauf fournit au jeune homme le prétexte de ses premières visites ; il voulut lui apprendre le tric-trac.

 

« Ce fut un bonheur pour le maître que de se livrer à de cruelles railleries quand l’élève ne mettait pas en pratique le principe ou la règle qu’il avait expliqué ; si Félix réfléchissait, M. de Mortsauf se plaignait de l’ennui que cause un jeu lent ; s’il jouait vite, il se fâchait d’être pressé ; Félix faisait-il des écoles, le comte disait, en en profitant, qu’il se dépêchait trop. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme de férule dont on ne peut donner une idée qu’en comparant Félix à Epictète tombé sous le joug d’un enfant méchant. Félix, en cette extrémité, découvrit à Frapesle, dans la bibliothèque de M. de Chessel, le Traité du Tric-trac et l’étudia. Son hôte voulut bien lui donner quelques leçons. Moins durement mené, il fit des progrès et fut bientôt en état de dompter son maître. Mais quand il le gagnait, son humeur devenait exécrable, ses yeux étincelaient comme ceux des tigres, sa figure se crispait, ses sourcils jouaient, et ses plaintes étaient celles d’un enfant gâté ; parfois il jetait les dés, se mettait en fureur, trépignait, mordait son cornet et disait des injures. Ces violences eurent un terme quand Félix eut acquis un jeu supérieur ; il conduisit alors la bataille à son gré, s’arrangeant pour qu’à la fin tout fût à peu près égal, laissant gagner M. de Mortsauf pendant la première moitié de la partie, et rétablissant l’équilibre pendant la deuxième moitié. La fin du monde aurait moins surpris le comte que la rapide supériorité de son écolier, mais il ne la reconnut jamais. Le dénoûment constant de ces parties fut une pâture nouvelle dont son esprit s’empara. « Décidément, disait-il à Félix, ma pauvre tête se fatigue. Vous gagnez toujours vers la fin de la partie, parce que j’ai perdu mes moyens. » La comtesse, qui savait le jeu, s’aperçut du manège de Félix et y devina d’immenses témoignages d’affection.

 

Mais rien n’était plus difficile que de faire faire au comte cette partie de tric-trac dont il avait toujours grande envie. Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pour ne pas avoir l’air d’être obligé ; peut-être, par cela même qu’il en était ainsi. Si, par suite d’une conversation intéressante, Félix oubliait pour un moment ses salamalecs, il devenait maussade, âpre, blessant ; il s’irritait de la conversation en contredisant tout. Averti par sa mauvaise humeur, lui proposait-on une partie, alors il coquetait : d’abord il était trop tard, puis il ne s’en souciait pas ; enfin, des simagrées désordonnées, comme les femmes qui finissent par vous faire ignorer leurs véritables désirs. »

 

Mme de Mortsauf, tout en restant pure et ne se permettant pas même une seule parole d’amour, ne s’en livra pas moins à une tendresse coupable, à des confidences que son cœur trop plein ne put retenir ; d’ailleurs en acceptant dans son intimité ce jeune homme, elle lui livrait tous les secrets de cette vie malheureuse qui, avec toutes ses adorables perfections, devait amener l’amour !...

 

L’ange fut vaincu par la femme, qui ne se sentait plus assez forte pour supporter le fardeau de tant de misère. En admettant à la participation de ses chagrins Félix de Vandenesse, en lui inspirant cette passion qui envahissait  toute son âme, en se faisant l’arbitre de sa destinée, elle prenait à son insu l’engagement de le rendre heureux. Elle ne comprit pas cet engagement et crut que ce jeune homme ardent se tiendrait aux pures joies d’une affection toute céleste. Cette distinction subtile des devoirs du cœur et de ceux qu’impose le serment conjugal, cette séparation de l’adultère moral de celui  que condamnent les lois humaines et divines, eut son expiation, expiation terrible, infligée par Félix lui-même. Sa liaison éclatante avec Lady Dudley fut pour Mme de Mortsauf le réveil de cet heureux rêve où elle aimait sans remords. Elle comprit alors l’ardeur et l’étendue de cet amour qu’elle couvait secrètement en son cœur, et les ravages qu’il avait faits en elle : indignée d’abord contre Félix, elle pardonna… mais elle paya de sa vie l’injure et le pardon !...

 

« La marquise Dudley m’a sauvée, dit-elle à Félix : à elle les souillures, je ne les lui envie point ; à moi le glorieux amour des anges !... J’ai parcouru des champs immenses depuis votre retour… J’ai jugé la vie. Il faut aimer ses amis comme on aime ses enfants, pour eux et non pour soi. Le moi cause les malheurs et les chagrins. Mon cœur ira plus haut que ne va l’aigle ; là est un amour qui ne me trompera pas… Mais Henriette (son nom, pour Félix seul) a peine à mourir, ajoute-t-elle avec un pieux et triste sourire, hélas ! Ma vie est conforme à elle-même dans ses plus grandes circonstances comme dans ses plus petites. Le cœur où je devais attacher les premières racines de la tendresse, le cœur de ma mère, fut fermé pour moi, malgré ma persistance à y chercher un pli où je pusse me glisser. J’étais fille ; je venais après trois garçons morts : je tâchai vainement d’occuper leur place dans l’affection de mes parents ; je ne guérissais pas la plaie faite à l’orgueil de la famille. Quand, après cette sombre enfance, je connus mon adorable tante, la mort me l’enleva promptement. M. de Mortsauf, à qui je me suis vouée, m’a constamment frappée, sans relâche, sans le savoir. Son amour a le naïf égoïsme de celui que nous portent nos enfants : il n’est pas dans le secret des maux qu’il me cause, il est toujours pardonné… Mes enfants, ces enfants qui tiennent à ma chair par toutes leurs douleurs, à mon âme par toutes leurs qualités, à ma nature par leurs joies innocentes ; ces enfants ne m’ont-ils pas été donnés pour montrer combien il se trouve de force et de patience dans le sein des mères ?...

 

Oh ! oui, mes enfants sont mes vertus ! Vous savez si je suis flagellée par eux, en eux, malgré eux ! Devenir mère, pour moi, ce fut acheter le droit de toujours souffrir ! Quand Agar a crié dans le désert, un ange fit jaillir pour cette esclave trop aimée une source pure… Mais, pour moi, cette source ne m’a versé que des eaux amères. Vous m’avez infligé des souffrances inouïes… Dieu pardonnera sans doute à qui n’a connu l’affection que par la douleur !... Mais si les plus vives peines que j’aie éprouvées m’ont été imposées par vous, peut-être les ai-je méritées ! Dieu n’est pas injuste ! O Félix ! un baiser, furtivement déposé sur un front, comporte des crimes peut-être ! Peut-être doit-on rudement expier les pas que l’on a faits en avant de ses enfants et de son mari, lorsqu’on se promenait, le soir, afin d’être seule avec des souvenirs et des pensées qui ne leur appartenaient pas !... Il y a crime à se forger un avenir en s’appuyant sur la mort… crime à se figurer dans l’avenir une maternité sans alarmes, de beaux enfants jouant le soir avec un père adoré de toute sa famille, et sous les yeux attendris d’une mère heureuse. Oui, j’ai péché, j’ai grandement péché !... J’ai trouvé goût aux pénitences infligées par l’Église, qui ne rachetaient pas assez ces fautes pour lesquelles le prêtre fut sans doute trop indulgent. Dieu a placé la punition au cœur de toutes les erreurs, en chargeant de sa vengeance celui pour qui elles furent commises ! Hélas ! j’ai moins aimé mes enfants, car toute affection vive est prise sur les affections dues. Vous voyez, Félix, toute souffrance a sa justice et sa signification. Frappez, frappez plus fort que n’ont frappé M. de Mortsauf et mes enfants ! »

 

« J’entendis alors des accents inconnus : ce n’était plus ni sa voix de jeune fille et ses notes joyeuses, ni sa voix de femme et ses terminaisons despotiques, ni les soupirs de la mère endolorie ; c’était une déchirante, une nouvelle voix, pour des douleurs nouvelles… »

 

Bien que devant les hommes Mme de Mortsauf fût restée sans tache, le sentiment de sa dégradation devant Dieu porta un instant le trouble et le doute dans son âme ; un instant, toute moralité fut remise en question ; un instant, elle maudit les lois saintes et pures auxquelles elle avait naguère si joyeusement et si glorieusement obéi. Après ce combat, dont elle sortit victorieuse, l’ange reparut, mais pour remonter aux cieux !...

 

Ce beau caractère de femme, un des plus complets et des plus suivis qu’a tracés M. de Balzac, a le grand mérite d’être toujours parfaitement vrai, et la vérité dans l’art est le génie.

« Il faudrait trouver, pour faire le portrait de Mme de Mortsauf ressemblant, l’introuvable artiste qui saurait peindre le reflet de feux intérieurs et rendre cette vapeur lumineuse que nie la science, que la parole ne traduit pas, mais que voient les amants !... Ses cheveux fins et cendrés la faisaient souvent souffrir, et ces souffrances étaient sans doute causées par de subites réactions du sang vers la tête. Son front arrondi, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères ; ses yeux, verdâtres, semés de points bruns, étaient toujours pâles ; mais s’il s’agissait de ses enfants, s’il lui échappait de ces vives effusions de joie ou de douleur rares dans la vie des femmes résignées, son œil lançait alors une lueur subite qui semblait s’enflammer aux sources de la vie, et devait les tarir…

 

Un nez grec, comme dessiné par Phidias, et réuni par un double arc à des lèvres élégamment sinueuses, spiritualisait son visage, dont le teint, comparable au tissu de camélias blancs, se rougissait aux joues par de jolis tons roses… Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni la rondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles, quoique développées.

Le bas de sa tête n’offrait point ces creux qui font ressembler la nuque de certaines femmes à des troncs d’arbre. Ses muscles n’y dessinaient pas des cordes, et partout les lignes s’arrondissaient en flexuosités désespérantes pour le regard comme pour le pinceau ; un duvet follet se mourrait le long de ses joues, dans les méplats du col, en y retenant la lumière qui s’y faisait soyeuse…

 

Quoiqu’elle eût deux enfants, on ne pouvait rencontrer dans son sexe personne qui fût plus jeune fille qu’elle. Son air exprimait une simplesse, jointe à je ne sais quoi d’interdit et de songeur… Elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance, à la fois châtelaine et bachelette : aussi, plaisait-elle sans artifice, par sa manière de s’asseoir, de se lever, de parler ou de se taire… Habituellement recueillie, attentive comme la sentinelle sur qui repose le salut de tous, il lui échappait parfois des sourires qui trahissaient en elle un naturel rieur, enseveli sous les chagrins de sa vie…

 

En voyant ces deux enfants frêles, à côté d’une mère si magnifiquement et si splendidement belle, il était impossible de ne pas deviner les sources du chagrin qui attendrissait les tempes de la comtesse, et lui faisait taire de ces pensées qui n’ont que Dieu pour confident, mais qui donnent aux fronts de terribles signifiances…

 

Telle est son imparfaite esquisse ; mais qui pourra donner une idée de la constante émanation de son âme sur les siens, de cette essence vivifiante épandue à flots autour d’elle, comme le soleil émet sa lumière ?... Qui pourra révéler les charmes et les douceurs de sa vie entière, son attitude aux heures sereines, sa résignation aux heures nuageuses, et tous les tournoiements de la vie où le caractère se déploie ?... »

 

En regardant ce portrait, et pour faire comprendre le perpétuel drame de la vie de cette femme si malheureuse, n’est-il pas nécessaire de tracer le portrait de son mari ?

 

« À l’âge de quarante-cinq ans, M. de Mortsauf paraissait approcher de la soixantaine, tant il avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina le XVIIIe siècle. La demi-couronne qui ceignait monastiquement l’arrière de la tête dégarnie de cheveux venait mourir aux oreilles, en caressant les tempes par des touffes grises mélangées de noir. Son visage ressemblait vaguement à celui du loup blanc qui a du sang au museau, car son nez était enflammé comme celui d’un homme dont la vie est altérée dans ses principes, dont l’estomac est affaibli, dont les humeurs sont viciées par d’anciennes maladies. Son front plat, trop large pour sa figure qui finissait en pointe, ridé transversalement par marches inégales, révélait les habitudes de la vie en plein air, et non les fatigues de l’esprit, le poids d’une constante infortune, et non les efforts faits pour la dominer. Ses paumettes saillantes et brunes, au milieu des tons blafards de son teint, annonçaient une charpente assez forte pour lui assurer une longue existence. Son œil clair, jaune et dur, tombait sur vous comme un rayon de soleil en hiver, lumineux sans chaleur, inquiet sans pensée, défiant sans objet. Sa bouche était violente et impérieuse ; son menton droit et long. Maigre et de haute taille, il avait l’attitude d’un gentilhomme appuyé sur une valeur de convention qui se sait au-dessus des autres par le droit, au-dessous par le fait : le laisser-aller de la campagne lui avait fait négliger son extérieur. Son habillement était celui du campagnard, en qui les paysans ne considèrent plus que la fortune territoriale… Ses mains brunies et nerveuses attestaient qu’il ne mettait de gants que pour monter à cheval, ou le dimanche pour aller à la messe ; sa chaussure était grossière. Quoique les dix années d’émigration et les dix années de l’agriculteur eussent influé sur son physique, il subsistait en lui des vestiges de noblesse. Le libéral le plus haineux (mot qui n’était pas encore monnayé) aurait facilement reconnu chez lui la loyauté chevaleresque, les convictions immarcescibles du lecteur à jamais acquis à la Quotidienne. Il eût admiré l’homme religieux, passionné pour sa cause, franc dans ses antipathies politiques, incapable de servir personnellement son parti, très-capable de le perdre, et sans connaissance des choses en France. Le comte était effectivement un de ces hommes droits qui ne se prêtent à rien et barrent opiniâtrement tout ; bons à mourir l’arme au bras dans le poste qui leur serait assigné, mais pas assez avares pour donner leur vie avant de donner leurs écus…

 

Dans la dépression de ses joues flétries, dans certains regards jetés à la dérobée sur ses enfants, on surprenait la trace de pensées importunes dont les élancements expiraient à la surface. En le voyant, qui ne l’eût compris ? Qui ne l’aurait accusé d’avoir fatalement transmis à ses enfants les corps auxquels manquait la vie ? Mais s’il se condamnait, il déniait aux autres le droit de le juger ; amer comme un pouvoir qui se sait fautif, mais n’ayant pas assez de grandeur ou de charme pour compenser la somme de douleur qu’il avait jetée dans la balance, sa vie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui ses traits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. »

 

Des trois personnes de ce drame, M. de Mortsauf occupe certainement la première place, non par l’intérêt qu’il inspire, mais par l’immense talent avec lequel l’écrivain a tracé ce caractère. M. de Mortsauf ne manque pas, d’ailleurs, d’une certaine grandeur ; l’époux trompé dans sa noble confiance n’est cependant pas avili. Quant à la pauvre martyre qui ne fut pas assez forte pour porter sa croix, celui qu’elle choisit pour en partager le fardeau lui ceignit le front d’une couronne d’épines : dans son angoisse, elle leva les yeux au ciel, qui la rappela à lui, après qu’elle eut bu le calice amer.

 

Félix de Vandenesse excite moins de sympathie : âme tendre, mais sans consistance, il ne sut calmer les ardeurs d’une jeunesse longtemps contenue qu’en affichant une liaison scandaleuse avec une femme pleine de vanité, à laquelle il sacrifia le saint et pur amour qui l’avait révélé à lui-même. Il crut pouvoir concilier les deux amours qui se disputaient son cœur. Sa douleur, à la mort de Mme de Mortsauf, ne nous émeut pas ; on est soulagé même, en voyant l’abandon profond où il tombe, après les confidences de cette phase de sa vie sur laquelle planait Mme de Mortsauf, après la malédiction qui l’exclut à jamais de Clochegourde.

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